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SYNTHÈSE. Mesurer le bien-être : une introduction historique et théorique
Par Thomas Tugler. Depuis plusieurs années, un mécontentement croissant s’accumule quant aux indicateurs mis en oeuvre pour mesurer et comparer l’évolution de chaque pays. Si le PIB ne fait plus recette tant il néglige les facteurs sociétaux, d’autres indicateurs tentent de percer en prenant en compte des notions non plus seulement économiques mais sociétale. Cette attention qui semble portée à différents termes tels que la qualité de vie, le bonheur ou la satisfaction pose question tant le but tout autant que la méthode de ces instruments semble tout à la fois nouveau et difficilement quantifiable. Dans le cadre du projet Territoires de paix, il nous a semblé utile et nécessaire de faire le point sur ces nouveaux indices afin de mieux comprendre les raisons qui ont sous-tendu leur mise au point mais également les buts qu’ils doivent permettre d’atteindre.
La mesure du bien-être : de Simon Kuznets à Joseph Stiglitz
Le produit intérieur brut (PIB) peut être considéré comme le premier indicateur moderne de mesure du bien-être à l’échelle d’un pays, bien que la notion n’était pas encore formulée explicitement à l’époque. L’instrument est crée en 1932 par l’économiste-statisticien américain Simon Kuznets, à la demande du Congrès américain, pour mesurer les effets de la Grande dépression sur l’économie américaine. Dans le même temps, est crée la Comptabilité nationale américaine. Kuznets a contribué par ses travaux à l’émergence des théories de la croissance économique (cf. les cycles macroéconomiques de Kuznets sont supposés durer entre 15 et 20 ans). L’instrument est importé en France après la Seconde guerre mondiale, et devient rapidement un indicateur principal pour mesurer l’activité économique d’un pays à l’échelle mondiale.
On peut le définir simplement comme la somme des valeurs ajoutées produites par les entreprises et les producteurs au sein d’un même pays. A bien des égards, l’indicateur a permis de mesurer avec crédibilité la qualité de vie des habitants d’un pays en fonction de son développement économique, surtout pendant la période des Trente glorieuses, dans la mesure où le progrès social dépendait avant tout de la quantité des moyens de reconstruction d’après guerre – au moins dans les pays européens. En d’autres termes, le PIB est le premier instrument contemporain de classification du niveau de vie des habitants d’un pays, et est rapidement devenu un outil utilisé pour comparer avec fiabilité les conditions de vie des peuples en fonction des pays, dans la mesure où l’amélioration des conditions de vie s’accroissait à mesure que l’économie prospérait.
C’est seulement à partir de la fin du XXème siècle que l’on commence à remettre en question la fiabilité du PIB pour évaluer le bien-être d’une société[1]. Des arguments sont avancés à cet égard, comme ceux des travaux de Jean Fourastié, qui ont montré que l’élan économique de la période des Trente glorieuses n’avait pas permis une amélioration des conditions de vie de toutes les
classes sociales au même rythme, par exemple. La question des externalités (positives ou négatives) de la croissance économique, déjà traitée au début du siècle par Marshall, Pigou puis Ronald Coase, constitue une autre critique que l’on peut apporter à l’évaluation du bien-être par le PIB. D’autres arguments sont avancés dans le même sens, comme le niveau d’inégalité : le coefficient de Gini mesure sur une échelle de 0 à 1 le degré d’égalité ou d’inégalité des revenus par tête dans un même pays, et révèle graphiquement la face caché d’une bonne croissance économique. Face à ces limites évidentes, c’est sous l’égide de l’ONU que sera développé un nouvel indicateur plus complet : l’IDH, introduit par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990.
Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) est l’organe qui a le plus contribué à l’obsolescence du PIB pour évaluer le niveau de vie, en imposant d’autres indicateurs voués à mieux représenter le développement d’un pays. Crée en janvier 1966 à l’initiative de l’Assemblée générale de l’ONU, il publie chaque année un « rapport sur le développement humain ». Le rapport de l’année 1990 présente pour la première fois l’indicateur IDH, acronyme de l’expression Indice de Développement Humain. La notion de développement humain se substitue rapidement au PIB, car prend en compte plus de données, telles que le niveau de vie par habitant, l’espérance de vie et l’alphabétisation.
L’IDH permet de mesurer le bien-être dans un pays en dissociant la productivité économique du développement d’un pays. Il est pertinent à partir de la fin du XXème siècle, dans la mesure où certains pays sont rapidement rentrés dans l’économie mondialisée, et ont affiché des performances économiques records en quelques décennies seulement, étant passés du stade de pays sous-développé à celui d’économie émergente. On pensera notamment aux BRIC (Brésil Russie Inde Chine) ou à l’Asie du Sud-Est, par exemple. L’IDH remplace le PIB, dans la mesure où le développement économique devient de moins en moins gage d’une qualité de vie et d’un niveau de développement élevé.
Mais la quête de l’indicateur ultime ne s’arrête pas là. Le concept de développement humain du PNUD est une avancée majeure, car c’est le premier indicateur crédible pour remplacer le PIB ; d’autres travaux ont cependant pour ambition de le compléter. On citera notamment celui de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi (ou « commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social ») qui, en février 2008, s’est réunie à l’initiative du président français monsieur Nicolas Sarkozy, « remettant en cause la pertinence de la comptabilité nationale (…) pour mesurer les conditions réelles du développement »[2]. Placée sous l’égide de l’OCDE et de trois économistes de renommée mondiale (l’Américain Joseph Stiglitz, l’Indien Amartya Sen, et le Français Jean-Paul Fitoussi), la « commission Stiglitz » a pour mission de «
déterminer les limites du PIB en tant qu’indicateur des performances économiques et du progrès social »[3].
La commission Stiglitz rend son rapport final en septembre 2009. Elle n’a pas développé un nouvel indicateur unique à vocation universelle, comme l’avait fait le PNUD vingt ans plus tôt avec l’IDH, mais s’est plutôt consacrée à l’élaboration d’un « tableau de bord » préconisant des indications quant à l’interprétation des indicateurs. De fait, en utilisant les indicateurs déjà existants, elle prétend donner des pistes pour « mieux » mesurer le bien-être. Il est intéressant de noter que, contrairement au PNUD, la commission Stiglitz ne s’est pas focalisée sur un seul domaine en particulier (en l’occurrence, le « développement humain » pour le PNUD) : elle a pris en compte les données de la comptabilité nationale, du PIB, etc., et a tenté d’expliquer comment utiliser ces données pour mesurer « le bien-être » dans son ensemble.
Le tableau ci-dessus, élaboré par l’INSEE, récapitule les enseignements à retenir des travaux de la commission Stiglitz quant à l’utilisation des indicateurs prétendant mesurer le bien-être. Trois sous-groupes sont répertoriés, le premier traitant de l’utilisation du PIB, le second de la qualité de vie et le troisième du développement durable. Ce que l’on retiendra, c’est que le bien-être au sens de la commission Stiglitz se définit comme une synthèse entre les données de croissance économique (telles que mesurées par le PIB) et les données de développement humain (telles que mesurées par l’IDH) : sont combinés dans le rapport Stiglitz des éléments mesurant la production de richesse et des éléments mesurant la qualité de vie des individus.
L’OCDE a été étroitement liée à la rédaction du rapport Stiglitz, puisque c’est en son sein que les trois économistes du nom de la commission en question ont mené leurs travaux. C’est pourquoi, en 2011, l’organisation a crée ce qu’elle a appelé le « Better Life Index », évaluant la qualité de vie des habitants de chaque pays en fonction de plusieurs critères statistiques, utilisés avec la manière préconisée par Stiglitz, Sen et Fitoussi deux ans plus tôt.
Si les travaux de l’OCDE et de la commission Stiglitz ont tracé les nouvelles grandes lignes de la mesure du bien-être, il faut noter l’existence d’autres initiatives à l’échelle internationale, qui complètent les propositions de Stiglitz. On citera notamment le « National Well-Being » britannique (en français : bien-être national), développé par l’Office for National Statistics, ou encore le programme « Beyond GDP » (en français : au-delà du PIB) développé par la Commission européenne.
– Le programme « Measuring National Well-Being » britanniques’inscrit dans la continuité des travaux de la commission Stiglitz et de l’OCDE, dans la mesure où il se fonde (tout comme Stiglitz, Sen et Fitoussi) sur une dizaine d’indicateurs (tels que le revenu par habitant, l’emploi, l’éducation, le coût de la vie, etc.). Il s’agit d’une initiative britannique, entreprise sous le gouvernement Cameron. On notera que le Happinness Index a tendance à plus rentrer dans des questions privées et subjectives que la commission Stiglitz et l’OCDE, en atteste la présence de certaines questions comme « How satisfied are you with your husband, wife or partner ? », par exemple[5].
– Le programme « Beyond GDP » européenest une initiative de la Commission européenne, issue d’une collaboration avec des organisations internationales telles que le Club de Rome ou le WWF. Le programme a débuté en 2007, et son objectif est de « clarifier quels indicateurs sont les plus appropriés pour mesurer le progrès »[6].
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En bref :
– Divers indicateurs ont été développés par les Etats ou par les organisations internationales au cours du XXème siècle, avec pour mission de mesurer le niveau de vie des populations et de classer hiérarchiquement les pays en fonction des résultats de ces indicateurs.
– Au début du XXème siècle, c’est le PIB qui est utilisé pour établir une telle hiérarchie. À partir de la fin des Trente glorieuses, des crises économiques des années 1970 et du développement économique exponentiel d’ex-pays en voie de développement, le PIB se montre obsolète pour mesurer la qualité de vie des peuples des pays, car la croissance économique reflète de moins en moins le niveau de développement.
– D’autres instruments sont créés, qui traduisent par la même occasion une évolution dans les mentalités de la définition du bien-être : on notera notamment l’IDH (PNUD – 1990), le Better Life Index (issu des travaux de la commission Stiglitz et de l’OCDE), le Happiness Index (ONS britannique – 2007) ou encore le Beyond GDP (Commission européenne – 2007).
– Cette multitude d’instrument reflète l’évolution dans les mentalités de la définition de la notion de bien-être, qui passe d’une nature strictement économique à une nature globale.
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Pourquoi mesurer le bien-être ? De l’optimisation des politiques publiques au mythe humanitariste
Les instruments de mesure du bien-être des sociétés ont évolué au cours du XXème siècle, d’une approche surtout économique à une approche « globale » : en d’autres termes, parler aujourd’hui de « bien-être » dans une société revient à prendre en compte une multitude de critères relatifs à l’épanouissement social d’une personne, non seulement économiques. Le logement, l’emploi, l’éducation, voire les relations de couples, rentrent dans différents indicateurs de bien-être développés par des Etats ou par des organisations internationales.
La question sous-jacente à la mesure du bien-être est celle de la finalité de l’emploi de tels instruments. Pourquoi un Etat doit-il se soucier du bien-être de son peuple ? À cette question, l’on peut répondre par l’argument de l’Etat-providence, en avançant que les fonctions régaliennes ne sont pas les seuls objectifs souhaitables que doit remplir l’Etat pour sa société. Cependant, le bien-être comprend également des problèmes liés à la sphère privée des individus : le Happiness Index britannique est typiquement représentatif de ce phénomène, comportant des questions allant jusqu’aux relations de couple des citoyens britanniques ! À la lecture de ces questionnaires, l’on peut se demander s’il est du ressort d’un Etat de se préoccuper de tels problèmes.
Il est donc nécessaire de reformuler la question de la nécessité pour un Etat de se préoccuper du bien-être de sa société : on lui préférera la question « de quel type de bien-être l’Etat doit-il se soucier pour sa société ? ». Observons ce qu’avancent à cet égard les grands indicateurs de bien-être précédemment étudiés, c’est à dire ceux du PNUD, de l’OCDE, de l’ONS britannique et de la Commission européenne.
– La première finalité de ces instruments de mesure du bien-être semble être l’évaluation des politiques publiques. C’est en effet un critère commun que l’on retrouve dans les textes fondateurs des instruments de l’OCDE, de l’ONS britannique et de la Commission européenne.
L’ambition première de la commission Stiglitz en 2008 était avant tout une meilleure utilisation des indicateurs économiques et sociaux par les pouvoirs publics, en vue de prévenir les situations de crises (économiques ou sociales) telles que celles des années 2000. En effet, le rapport de la commission souligne que depuis la décennie 1970 et la fin de la période des Trente glorieuses, l’économie mondiale a vu son degré d’imprévisibilité s’accroitre. Les effets sociaux des crises financières des années 1990 à 2000 (crise monétaire asiatique en 1997, krach de LTCM en 1998, effondrement de la bulle spéculative des NTIC en 2001, subprimes en 2008, dettes publiques en 2011, etc.) n’ont pas été suffisamment anticipés par les pouvoirs publics via les indicateurs de bien-être, explique le rapport Stiglitz :
« Sans doute serait-ce aller trop loin qu’espérer que si nous avions disposé d’un meilleur système statistique, les gouvernements auraient pu prendre assez tôt des mesures afin d’éviter, ou tout au moins d’atténuer, les désordres actuels »
(In Rapport Stiglitz, p. 11).
On pourrait bien entendu rétorquer au rapport Stiglitz qu’une meilleure utilisation des indicateurs de bien-être ne constituerait pas une réelle
solution au problème de l’imprévisibilité croissante de l’économie mondialisée et de la finance dérégulée ; il faut cependant noter que le rapport n’avance pas qu’une bonne utilisation des indicateurs de bien-être permette d’éviter les crises, mais simplement de mieux les prévenir. La commission Stiglitz souhaite donc sensibiliser les pouvoirs publics quant à une meilleure utilisation des dits indicateurs, en vue de ne pas se limiter à une mesure du produit intérieur brut ou du développement humain, mais plutôt du bien-être social dans son ensemble[7].
On retrouve ce même type d’argument dans les textes officiels et sur le site Internet du programme européen Beyond GDP : « The objectives were to clarify how these instruments can best be integrated into the decision-making process and taken up by public debate », explique la page « about » du dit programme[8].
– On peut identifier une deuxième finalité de l’utilisation d’indicateurs de bien-être pour un Etat : la recherche de liberté, d’émancipation de l’individu et le mythe de l’humanitarisme. C’est surtout le cas pour les instruments établis à l’initiative d’organisations internationales, comme l’IDH du PNUD, qui ne sont donc en aucun cas soumis à des objectifs d’optimisation des politiques publiques comme le sont les Etats.
On peut observer le rapport du PNUD de 1990, document fondateur de l’IDH, pour souligner ce mythe d’humanitarisme et d’émancipation des individus : « Le développement humain est un processus qui se traduit par l’élargissement des possibilités offertes à chacun. Vivre longtemps et en bonne santé, être instruit et avoir accès aux ressources nécessaires pour jouir d’un niveau de vie décent sont les plus importantes. S’y ajoutent la liberté politique, la jouissance des droits de l’Homme et le respect de soi – ce qu’Adam Smith appelle la capacité de se mêler aux autres sans avoir honte de d’apparaître en public ».[9] Ces lignes montrent que l’enjeu de la création de l’IDH par le PNUD, loin d’être de l’ordre de l’optimisation des politiques publiques, était avant tout le développement des droits et libertés pour tous sur la planète.
On remarque que ce mythe humanitariste se retrouve dans les documents fondateurs de l’indicateur Happiness Index de l’ONS britannique. Le site Internet du programme d’initiative britannique présente son objectif qu’est « le développement de meilleurs instruments de mesure du bien-être » en vue d’atteindre « le progrès comme un objectif international »[10]. Cette teinte humanitariste pourrait peut-être expliquer la présence de questions aussi subjectives que personnelles dans les questionnaires du Happiness Index, comme il l’est précisé plus haut.
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En bref :
– Il n’est pas anodin pour un Etat de
chercher à évaluer le niveau de bien-être de sa population, pour peu qu’il donne un sens politique (et non pas privé) à la notion de bien-être.
– On relève globalement deux référentiels dans l’objectif de mesure du bien-être d’une société, le premier étant de l’ordre de la maximisation des effets des politiques publiques, le second se rapprochant d’une foi dans l’émancipation des individus et la non-aliénation de l’homme dans la société.
– On remarque que les instruments de mesure du bien-être crées à l’initiative d’Etats ou d’unions d’Etats semblent avoir une finalité « politique publique » plus marquée, tandis que les instruments de mesure du bien-être crées à l’initiative des organisations internationales (comme le PNUD) semblent avoir une finalité « humanitariste » plus forte.
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Thomas Tugler, juillet 2012
[1] Voir notamment Dominique MÉDA, Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse, Flammarion, Champs-Actuel, 2008.
[2]http://recherche.lefigaro.fr/recherche/access/lefigaro_fr.php?archive=BszTm8dCk78atGCYonbyzjg0HMf2nYO8YLzkHIO8J%2BgwFb2ntzQXTPBHXgHSfEHku2IGtjAq08M%3D
[3] « Rapport de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social », p. 7. http://www.stiglitz-sen-fitoussi.fr/documents/rapport_francais.pdf
[4] Marie Clerc, Mathilde Gaini, Didier Blanchet, « Les préconisations du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi : quelques illustrations », INSEE, 2009.
[7] « (Le rapport Stiglitz) préconise de déplacer le centre de gravité de notre appareil statistique d’un système de mesure privilégiant la production à un système orienté sur la mesure du bien-être », in Rapport Stiglitz, p. 11.
[9] Extrait du rapport du PNUD de 1990, section « Définir le développement humain », disponible en page 15 du document à l’URL suivante : http://hdr.undp.org/en/media/HDR_2010_FR_Complete.pdf
[10] « Developing better measures of well-being and progress is a common international goal ». Voir l’URL suivante : http://www.ons.gov.uk/ons/guide-method/user-guidance/well-being/about-the-programme/why-measure-well-being-/index.html
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